« Sils Maria » d'Olivier Assayas

Présenté à Cannes l'an dernier, le dernier film d’Olivier Assayas sort en DVD. Une réflexion mélancolique sur le passé, les rapports humains et la célébrité à l'ère d'Internet.
Sils Maria
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Olivier Assayas aime les femmes. Il les aime tant qu’il n’a pas hésité, pour coller au plus près de ce qu'il avait en tête, à composer le casting le plus improbable de la rentrée, étalé sur trois générations et deux continents. Du sur-mesure donc, qui réunit Juliette Binoche, Kristen Stewart et Chloë Moretz. Olivier Assayas aime aussi la vie, dans ce qu’elle a de plus complexe. Pour ces raisons, n’essayez pas de trouver une morale ou une réponse dans ce film, tant les sujets qu’il aborde sont nombreux et métaphysiques.

Maria Enders (Juliette Binoche), est une star de cinéma, une vraie, parée de lunettes mouches à l'occasion, avec une assistante qui l'aide à faire son tri, organiser sa vie, son divorce, ses demandes d'interviews, ses shootings en Chanel. Pas une diva, mais une femme très occupée. Elle a connu le succès à 20 ans au théâtre en incarnant Sigrid, une jeune fille opportuniste animée de la cruauté de sa jeunesse et qui conduit au suicide son amante plus âgée, dans la pièce Le serpent de Maloja. Trente ans plus tard, alors qu’elle se rend en Suisse pour rendre hommage au metteur en scène qui l'a révélée, il meurt subitement. Elle accepte non sans hésiter de rejouer la pièce, mais en tenant cette fois-ci le rôle de la femme mûre, amoureuse de Sigrid... un personnage en totale opposition de celui qu'elle a interprété par le passé. Bien au-delà de cette décision, plusieurs autres jeux vont se dérouler en parallèle.

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L'élément central du film, c'est ce face-à-face, dans un chalet suisse, entre Maria et son assistante, Valentine, incarnée par Kristen Stewart. Val appartient à cette race de très jeunes femmes d'une puissance rare, à la fois brillante, solide et fine psychologue, qualités qui font d’elle une assistante précieuse. Sous l’insolente robustesse de sa jeunesse, elle prend soin de l’actrice avec une maturité presque suspecte pour son âge.
De sa vie à elle en revanche, on sait peu de choses. Plus la star a besoin d’être rassurée et écoutée, plus l’assistante se fait discrète sur ses affaires privées. Pourtant, la place qu’elle prend au fur et à mesure que l'action se déroule devient paradoxalement de plus en plus importante, jusqu’à résonner avec la pièce de théâtre qu'elles répètent, inlassablement, ensemble.
Maria est-elle heureuse ? A-t-elle des enfants ? On ne le sait pas, les aspects intimes de sa vie ne sont pas, ou rarement, évoqués. Si Val a l’âge d’être sa fille, elle joue dans leur relation un rôle qui s'apparente presque à celui d'une mère ou d'une gouvernante et crée une interdépendance qui dépasse son simple rôle d’assistante. Où s’arrête le travail, où commence l’amitié ? Ou s’arrête l’amitié, où commence le désir ? Car il s'agit aussi de désir dans cette relation.
Désir physique en premier lieu. Val a beau être cachée derrière des cheveux mal peignés, des T-shirts informes et des lunettes, elle rayonne. Sublime, l’énergie qu’elle ne dépense pas à essayer de plaire. Sublime, son allure boyish, épaules rentrées, sa façon de marcher, le petit shorty masculin entraperçu, quelques secondes, lors d'une baignade dans un lac.
Désir aussi pour Juliette Binoche, qui évite magistralement tous les écueils de la diva quinqua aigrie, jalouse. « Lumineuse », « solaire », « généreuse » : c’est ainsi qu'Olivier Assayas voit son actrice et veut qu'on recoive son personnage. C'est gagné. Pourtant ses préoccupations sont souvent triviales et caractéristiques de ce qu'on imagine des actrices - et des femmes- qui supportent mal de vieillir et de laisser la place. Et pendant que Maria resasse encore et encore ses questionnements autocentrés, son assistante éprouve de plus en plus le besoin de sortir de cette relation déséquilibrée. Jusqu’au dénouement.

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On connaissait Olivier Assayas audacieux, n’ayant pas peur d’importer des actrices étrangères, quitte à prendre le risque d’y perdre en identification (on se souvient de la prestation émouvante de l'actrice chinoise Maggie Cheun dans Clean). Au-delà du flair, avoir casté, dans le cheptel des superstars hollywoodiennes, Kristen Stewart, connue principalement pour son rôle dans la saga adolesecente, Twilight, permet une formidable mise en abyme sur les aléas de la célébrité au 21ème siècle.
Souvenez-vous, c'était en 2012. La jeune actrice se retrouve au cœur d’une tempête médiatique sans précédent. Alors que le couple de bébés stars qu’elle forme avec son partenaire de Twilight Robert Pattison est enfin assumé (elle l'a longtemps démenti), elle est shootée par un paparazzi dans une voiture en train d’embrasser le metteur en scène Rupert Sanders qui l'a dirigée dans Blanche-Neige et le chasseur. Problème : il est marié, père de famille et bien plus âgé qu'elle. Le scandale éclate, Internet s’en empare, l’histoire fait le tour du monde.
Kristen Stewart a 21 ans et elle doit affronter un scandale planétaire. Elle était frileuse devant la célébrité, elle le sera encore davantage. Moue boudeuse, regard fuyant, l’actrice se tient à distance, prudente et craintive face à l’hystérie des médias. Discrète, introvertie, pas dupe, solide : ce sont les qualités de Kristen Stewart qu’Olivier Assayas insuffle au personnage de Val. Quand, à l’issue de sa rencontre avec Jo-Ann (Chloë Moretz), qui reprendra le grand rôle de sa jeunesse, Maria avoue avoir passé une bonne soirée, son assistante lui fait remarquer avec bienveillance que ses interlocuteurs maîtrisaient à merveille l’art de la flatterie. Ce miroir de la célébrité, Assayas le traque et s’en amuse, tout au long du film.
Autre miroir aux alouettes : Internet et la circulation de l’info, people notamment, omniprésents dans le film. Maria est d’une autre génération, de celle qui est née sans Google, sans smartphone. Elle méprise au fond d'elle ce média, qui s'oppose à sa vision du monde. Cependant, elle plongera devant nous, en cachette, dans ce grand défouloir qui encense les valeurs immorales qu'elle exècre en surface. C’est de la violence du changement d’époque qu’il s’agit ici. L’ère des divas intouchables a disparu, bienvenue dans celle des starlettes trash. « La cruauté, c'est**cool, la souffrance, ça craint » lui assène-t-on cyniquement. L’époque n’est plus à l’introspection mais à l’exhibition. Plus qu’une génération, c’est un monde qui sépare l’ancienne actrice de la jeune.

Cet autre jeu de miroirs, d'écrans, devrions-nous dire, raconte notre époque, son culte de la célébrité rapide, de la provocation… qui sont des apanages de la jeunesse. Mais voilà : Maria doit interpréter un personnage en souffrance, un personnage humilié. S’en emparer, c’est faire tomber ses derniers remparts, c’est s’avouer vaincue devant l’âge, devant la condition humaine, devant la mort. A quel âge accepte-t-on de vieillir ? Comment faire le deuil de ce que l'on a été et que l’on ne sera plus ? « On ne peut pas être et avoir été » dit le dicton. C’est de cela que Val essaie de sauver Maria, en réinsufflant au personnage de femme bafouée qu'elle doit interpréter une dignité, une humanité, que Maria ne voit pas – concentrée qu’elle est sur sa propre humiliation.

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Dernier face-à-face, celui de Maria avec elle-même. Aussi entourée soit-elle, elle est seule. Seule dans un divorce qui traîne, seule devant son image de femme qui n'est plus jeune, seule devant le désir des autres, qui n’est plus le sien et devant le poids de la célébrité, qui installe une invisible frontière entre elle et les autres. Esseulée aussi dans le deuil, celui du metteur en scène qui l’a repérée il y a plus de 20 ans. Où vont les légendes quand les conteurs ne sont plus là ? Cette solitude viscérale et sans doute propre à toutes les femmes qui ont du mal à dire aurevoir à leur jeunesse (certainement d'autant plus douloureuse chez celles qui ont été belles), et c'est aussi de ce combat dont il s'agit ici. Accepter son passé, vivre son présent, laisser la place. Lâcher du lest donc. Et dans ce grand nettoyage, elle va devoir apprendre la résignation.
Sur fond de montagnes suisses, Sils Maria aurait pu n'être qu’une réflexion existentielle sur le rapport au désir et au temps qui passe. Mais derrière les angoisses de Maria, Olivier Asayas dévoile de façon bien plus profonde la complexité des rapports humains et du cycle de la vie. C'est au sommet de la montagne de Sils-Maria que Nietzsche a conçu sa théorie de l'Eternel retour. Dans les pas du philosophe, le réalisateur nous expose sa propre théorie des vases communicants : il faut savoir s'effacer pour laisser place à la nouvelle garde.