Comment Julian Assange a torpillé "Le Cinquième pouvoir"

Mécontent du contenu du film retraçant les débuts de WikiLeaks, le reclus de Londres a déployé une stratégie de démolition très élaborée.
À gauche, Benedict Cumberbacth, à droite, Julian Assange(KOBAL / THE PICTURE DESK) / (Mark Chew/Fairfax Media/Fairfax Media via Getty Images)

Qui dit personnage controversé, dit biopic sulfureux. Transposé sur grand écran, le personnage de Julian Assange provoque toujours des réactions passionnées... à commencer par la sienne.Basé sur les livres de son ancien bras droit (et désormais ennemi) Daniel Domscheit-Berg, Inside WikiLeaks, et Inside Julian Assange's War On Secrecy, écrit par deux journalistes anglais du Guardian, Le Cinquième pouvoir (sorti le 4 décembre) retrace les premières années du site qui a révélé des secrets d’États et destabilisé des entreprises privées.Les deux ouvrages étant à charge d'Assange, celui-ci n'a pas ménagé sa peine pour entraver la préparation et le succès du film en salle, au point de développer une stratégie quasi-militaire.

1- Une « attaque propagandiste »Dès le départ, les choses étaient mal engagées. Depuis l’ambassade de l’Équateur à Londres où il se terre depuis août 2012, le fondateur de Wikileaks parle du projet de film sur sa vie comme d’une « attaque propagandiste », lors d’une vidéoconférence en janvier 2013.Le script du film (envoyé par la production) dans les mains, l’homme qui fait trembler les gouvernements indique que Le Cinquième pouvoir n'est qu’une « succession de mensonges ».Principale visée, la scène qui ouvre le film, dans laquelle on voit des symboles nucléaires à l’intérieur d’une base militaire iranienne, suggérant ainsi un programme d’enrichissement d'uranium dont on ignore tout. « Qu’est-ce que cela a à faire avec nous ?, s'interroge Assange. Comment un tel mensonge a-t-il pu se retrouver dans un scénario sur WikiLeaks ? » Dans la version finale du film, la scène est transposée en Libye, mais « le but servi est le même », déplore l'homme aux cheveux blancs.2- La lettre à Benedict CumberbatchL’acteur censé interprété Assange à l’écran a tenté de le rencontrer. En vain. En guise de justification, une lettre – évidemment ouverte – publiée sur WikiLeaks dans laquelle le fondateur du site s’excuse de n’avoir pu parler à l’acteur.« Je pense que j’aurais aimé te rencontrer, écrit-il, précisant d’ailleurs qu’il apprécie le travail de l’acteur. Merci de m’avoir contacté. C’est la première fois que quelqu’un m’approche moi ou WikiLeaks. Je crois que tu es une bonne personne, mais je ne crois pas que ce film soit bon. Je ne crois pas qu’il sera positif pour moi ou les personnes à qui je tiens. »Il continue : « le choix de Dreamworks d’acquérir les droits de ces deux livres est toxique. Il existe de nombreux autres livres qui délivrent une vision neutre ou positive sur WikiLeaks », poursuit-il.De son côté, Benedict Cumberbatch révèle avoir échangé des emails avec Assange, sans en révéler la teneur. «Il n'a pas voulu me rencontrer parce qu'il a l'impression que les sources utilisées pour réaliser le film ne respectent pas sa vision des événements. J'espère qu'il lui apparaîtra plus juste quand il le verra. Je pense que ça sera le cas. Enfin, je l'espère », précise l’acteur anglais.La lettre d’Assange a finalement fait du bien à l’interprète de Sherlock Holmes. Sur le réseau social américain Reddit, Cumberbatch a indiqué que ce refus l’avait « galvanisé » et lui avait rappelé pourquoi il avait signé pour le rôle.3- Le script du film qui fuite... sur Wikileaks

Reclus dans l'ambassade d'Équateur à Londres, Julian Assange n'en est pas moins actif (LEON NEAL / AFP)LEON NEAL / AFP

Reclus dans l'ambassade d'Équateur à Londres, Julian Assange n'en est pas moins actif (LEON NEAL / AFP)WikiLeaks s’est fait une spécialité de livrer des secrets d’États. Faire fuiter le scénario d’un film fut donc un jeu d’enfant. Dans son processus méthodique de démontage du Cinquième pouvoir, Julian Assange a publié sur son site une version « avancée » du script du film.Une fuite savamment orchestrée, puisque le document est révélé durant la campagne promotionnelle du film, fin septembre 2013, avant sa sortie aux États-Unis, le 18 octobre.Paradoxe : dans la version du script, démonté point par point, Assange se permet d'utiliser les déclarations de l'ancien secrétaire américain à la Défense, et ex-patron de la CIA, Robert Gates, qui avait, en 2010, minimisé l'importance des « exploits » de WikiLeaks : « Est-ce embarrassant ? Oui. Gênant ? Oui. Cela prête-t-il à conséquence pour la politique étrangère américaine ? À un impact seulement très modeste. »Assange attaque frontalement le film, le qualifiant de « mascarade destinée à cacher la vérité », y compris dans le fait que Le Cinquième pouvoir est le premier film sur WikiLeaks, alors qu’un précédent long métrage a été présenté au Toronto film festival de 2012.4- Octobre 2013 : l’appel Skype avec des journalistes d’HollywoodJuste avant la sortie américaine du film, Assange et l’Association hollywoodienne de la presse étrangère (HFPA) ont échangé un appel via Skype.Durant plus d’une heure, le leader de Wikileaks a prévenu, depuis l’ambassade d’Équateur à Londres, que Le Cinquième pouvoir était destiné à faire un flop au box office. Le public préfère les « histoires d’outsiders combatifs », ce qui manque, selon lui, au film produit par Dreamworks.Il se montre une nouvelle fois très critique envers les grands studios d’Hollywood. « Ces organisations ne peuvent pas s’en tirer en toute impunité après avoir décidé de produire un film sur des personnes vivantes, des réfugiés politiques, ou d’autres personnes empêtrées dans des procédures avec le grand jury américain. »5- Mediastan, la contre-programmation d'AssangeUltime baroud d’honneur contre Le Cinquième pouvoir : Wikileaks sort le même jour son nouveau documentaire, Mediastan.Mis en ligne gratuitement le 18 octobre, sur le site de WikiLeaks, le contre-film est disponible avec un communiqué signé par Julian Assange, qui conseille : « ce weekend (les films sortent le vendredi aux États-Unis, le weekend qui suit est par ailleurs décisif pour le succès d’un film, ndr), plutôt que de gâcher votre temps et votre argent dans une propagande hollywoodienne, pourquoi ne pas inviter vos amis à regarder Mediastan à la place ? »Julian Assange a-t-il réussi son combat ? Aux États-Unis, Le Cinquième pouvoir a connu le pire démarrage de l’année, réunissant péniblement 1,7 million de dollars de recettes, alors qu’il en a coûté 26 millions. Une « déception », reconnaît Disney, propriétaire de Dreamworks.Le constat est simple : les soutiens à Assange ne sont pas allés voir un film que WikiLeaks a mis tant d’efforts à descendre. Et l’histoire d’Assange et de son sulfureux site n'intéresse pas ses opposants. CQFD.De son côté, Mediastan revendique 500.000 téléchargements.