Célébrités : Ava Gardner et Grace Kelly, les diablesses

L'histoire officielle a retenu d'elles le glamour et la majesté. Pourtant, à l'aube des années 1950, Ava Gardner et Grace Kelly accumulaient les conquêtes, vivant une jeunesse joyeuse et délurée. Florence Colombani retrace la folle épopée de ces deux croqueuses d'hommes.
Ava Gardner et Grace Kelly les diablesses
D'aventures en aventures : Grace Kelly et Ava Gardner dans Mogambo, tourné par John Ford à la frontière du Kenya et de la Tanzanie, et sorti en 1953.Metro-Goldwyn-Mayer Pictures

C’est le plus beau casting du monde. D’un côté, Ava Gardner, souplesse féline, allure de gitane. De l’autre, Grace Kelly, teint diaphane, élégance de princesse. Entre les deux actrices, Clark Gable, le « King », 52 ans bien sonnés, séduction intacte. À l’orée des années 1950, la Metro-Goldwyn-Mayer réunit ce trio étincelant pour une fantaisie africaine signée John Ford : Mogambo (sorti en 1953), film à grand spectacle typique d’une époque qui cherche à détourner le public du petit écran à grand renfort de Technicolor et de Cinémascope, avec tournages en décors naturels. Les publicités du studio promettent des bêtes sauvages, des chutes d’eaux vertigineuses et des femmes déchaînées. « Elles se déchirent comme deux panthères », clame la bande-annonce, évoquant « l’hostilité foudroyante de deux femmes amoureuses… ou comment la jungle réduit deux femmes civilisées à leurs instincts les plus primitifs ». Cependant, ce qui se passe hors-champ dépasse de loin la fiction. À l’écran, les panthères s’affrontent pour un homme, un seul – Clark Gable. En coulisses, elles se partagent ses faveurs et explorent bien d’autres possibilités. Dans le film, elles se détestent ; dans la vie, elles deviennent amies à jamais.

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Clark Gable entoure de ses bras Ava Gardner et Grace Kelly. Crédit : Metro-Goldwyn-Mayer/Getty Images.

Le 7 novembre 1952, Grace et Ava arrivent à Nairobi, au Kenya, dernière étape avant de gagner le tournage de Mogambo, à la frontière de la Tanzanie (qui s’appelle encore Tanganyika). La première est une jeune fille de 23 ans qui a passé son enfance dans un manoir de dix-sept pièces dans les beaux quartiers de Philadelphie. Elle en garde l’accent snob et des complexes à revendre. Il faut dire que son père, le respecté John B. Kelly, a le sens du mot blessant. Quand on l’interroge sur sa fille cadette, il répond par un éloge de l’aînée : « Tout ce que Grace sait faire, Peggy le fait en mieux. »

Ce magnat du bâtiment, athlète médaillé qui a appartenu à l’administration Roosevelt, attendait de Grace un mariage rapide avec un catholique de bonne famille. Or la demoiselle s’est rebellée et a commencé, à New York, une carrière de mannequin ainsi qu’une liaison avec un professeur de théâtre juif, de vingt ans son aîné. Avec son rôle dans Mogambo, elle espère devenir une star : quelques mois plus tôt, dans Le train sifflera trois fois de Fred Zinnemann, on a remarqué sa beauté, bien sûr, mais sa différence d’âge (vingt-huit ans) avec son mari dans le film, Gary Cooper, a été davantage commentée que son talent de comédienne. Ava, elle, fait partie de l’écurie MGM depuis longtemps et sa plastique de rêve affole les foules autant que les grands cinéastes. À 30 ans tout juste, elle vient d’épouser Frank Sinatra. Avoir brisé le mariage du crooner avec la douce Nancy a permis à la sirène en fourreau de satin noir des Tueurs (Robert Siodmak, 1946) de prouver à l’Amérique qu’elle est une femme fatale, à la ville comme à la scène. Sinatra ne veut pas la laisser s’éloigner. Il l’accompagne sur le tournage.

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Grace Kelly et Ava Gardner assises et Clark Gable, debout, boivent du vin autour d'une table dans une scène du film Mogambo en 1953. Crédit : Metro-Goldwyn-Mayer/Getty Images.

Voici donc nos deux beautés sur les bords de la rivière Kagera, dans un campement d’un luxe inouï : trois cents tentes dotées de l’eau courante, un hôpital de campagne entièrement équipé, une cuisine où l’on confectionne des plats gastronomiques français, arrosés de grands vins et de liqueurs de toutes sortes. Une nuit, les occupants d’une ferme voisine sont tués par des rebelles Mau Mau. La centaine de Blancs venus de Hollywood ignorent tout des tensions locales. Ils vivent dans l’angoisse. L’abri où est installée la cuisine est régulièrement pillé par des lions, une attaque de rhinocéros manque de tuer un caméraman.

Hurlements et soupirs

Pour les acteurs, c’est encore pire. Sinatra a le plus grand mal à jouer les princes consorts. Quand l’équipe rentre du tournage à la tombée de la nuit, il est imbibé d’alcool et prêt à se jeter à corps perdu dans l’une de ses légendaires disputes avec Ava. Une remarque perfide de John Ford – « Va donc nous faire des spaghetti, Frank ! » – suffit à le faire démarrer au quart de tour. Grace, consternée, écrit alors à son amie Prudy Wise, qui deviendra sa secrétaire : « Ava fait n’importe quoi, c’est incroyable. Ils lui montent une nouvelle tente – elle n’aimait pas la précédente parce qu’elle lui paraissait vieille. Et comme elle est voisine de la mienne, j’entends tous les cris et les hurlements qui s’en échappent. » En fait de cris, ce sont tantôt des imprécations – « Pourquoi est-ce que tu ne reprends pas ta putain de vie en main ? », lance la brune incendiaire à son tendre époux –, tantôt les soupirs de leurs réconciliations sur l’oreiller.

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Frank Sinatra et Ava Garner, cocktail explosif en 1951, l'année de leur mariage. Ils divorceront en 1957, mais le crooner considérait l'actrice comme la femme de sa vie. Crédit : Hulton Archive/Getty Images.

Ce qui complique les choses pour Sinatra, c’est la présence de Gable, ancien amant d’Ava dont il redoute la concurrence. Il a tort : elle préfère céder l’étalon à une représentante de la jeune génération – « C’était le tour de Grace », expliquera-t-elle plus tard à Guido Volta, son chauffeur italien. « Ava était une terrienne, désinhibée, scandaleuse, démente : elle buvait, elle affichait sa sexualité sans aucun complexe », raconte son biographe, Lee Server (Ava Gardner, Presses de la cité, 2008). Grace Kelly en est aussi effarée que séduite. « Ava et moi sommes désormais de grandes amies, écrit-elle à Prudy quelques semaines plus tard. Ce que nous avons traversé ! Frank est parti vendredi, peut-être que ça va devenir plus facile. » De retour aux États-Unis, Sinatra est invité dans une émission de télévision où il exhibe une tête réduite ramenée d’Afrique : « C’est la tête de Clark, dit-il fièrement. Vous croyez que j’allais le laisser seul avec Ava ? »

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Frank Sinatra et Ava Gardner lors de leur mariage en novembre 1951. Crédit : Hulton Archive/Getty Images.

En réalité, c’est Grace Kelly qui accompagne Clark Gable en promenade dans la jungle. Elle l’appelle « ba » (« papa » en swahili) et se baigne nue avec lui dans le lac Victoria. Les inhibitions de la jeune fille bien née fondent comme neige au soleil… Ava Gardner le confie à des proches : « On était solidaires. On faisait nos petites bêtises discrètement. Personne n’en a rien su. » Ainsi, Grace, Clark et Ava se soûlent ensemble jusqu’au petit matin pour fêter leurs anniversaires respectifs. Devenues inséparables, la blonde et la brune font du campement de la MGM leur terrain de jeu – c’est-à-dire de chasse. Un soir, sous les yeux médusés du producteur Saul Zimbalist, elles se promènent parmi les figurants africains quand Ava interroge : « Gracie, tu as déjà vu une bite noire ? » Elle soulève un pagne et soupire, déçue : « Celle de Frank est plus grosse. »

« Gracie », c’est le surnom affectueux que la star de Pandora donne à celle du Train dont elle observe le « petit nez » devenir « tout rose » sous l’effet de l’alcool, raconte-t-elle avec tendresse dans ses mémoires. « Elle était très sensible, poursuit-elle, et utilisait la même stratégie que moi quand elle était blessée – la fuite dans la nuit. Clark comprenait au bout de quelques secondes et me disait : «Dis-moi, chérie, où est-elle partie ? On est en Afrique, elle ne peut pas se sauver comme ça !» Alors je me levais, je partais à sa recherche et je la ramenais avant que les lions l’aient mangée. » La presse américaine bruisse des rumeurs échappées de ce tournage animé : « Ava et Grace étaient les deux seules femmes blanches de l’aventure, racontera un journaliste du magazine Modern Screen en juillet 1953. La nuit, Ava suspendait une lanterne à sa tente pour effrayer les lions. Dans cet environnement dangereux, Gable prit des allures de protecteur. Et Afrique ou pas Afrique, le « King » est un homme plutôt romantique si on l’observe bien. En cinq semaines, Grace Kelly a eu le temps de beaucoup l’observer. »

Coup de foudre au bordel

En fait, ce que la presse décrit comme une romance à l’eau de rose est une aventure autrement incandescente. Personne ne saura, à l’époque, que l’hospitalisation d’Ava Gardner à Londres pendant le tournage cachait un avortement. Fin janvier 1953, Ava et Grace débarquent à Rome, de retour d’Afrique. C’est l’occasion, pour celle qu’on surnomme « le plus bel animal du monde », d’initier sa nouvelle amie à l’un de ses passe-temps favoris : la visite des maisons closes. Ensemble, elles s’en vont interroger les prostituées, boire des verres, se renseigner sur les pratiques locales. Dans la Ville éternelle, Ava a un guide idéal : le légendaire directeur de la photographie Robert Surtees, qui vient de passer un an à « Hollywood-sur-Tibre » pour le péplum Quo Vadis et connaît les établissements les plus réputés. Le chauffeur de cette mémorable soirée, Guido Volta, a tout raconté au journaliste Darwin Porter. Durant cette virée nocturne, il assiste au coup de foudre de Grace Kelly pour l’un des serveurs du dernier bordel où s’arrête le petit groupe. L’élu s’appelle Antonio Guarnieri et on l’imagine sous les traits d’un jeune Mastroianni : « Il était d’une beauté frappante. Juste avant l’aube, je les ai tous ramenés à l’hôtel Excelsior, via Veneto. Je suis revenu trois jours plus tard, pour ramener Miss Kelly à l’aéroport. Ils se sont donné le plus long baiser d’adieu de l’histoire. » Guido reconduit en ville le bel Antonio, tout mélancolique sur la banquette arrière. Clap de fin sur cet épisode très dolce vita.

Grace Kelly et James Stewart dans Fenêtre sur cour d'Alfred Hitchcock en 1954. Crédit : Paramount / The Kobal Collection.

De retour à Hollywood, la nouvelle Grace Kelly entre en scène. Son aventure avec Clark Gable n’a pas duré – la mère de l’actrice a déboulé à Londres pour mettre fin à ce qui, d’une passade de l’autre côté de l’Atlantique, menaçait de devenir un scandale américain. En trois films, Gracie, jusqu’alors starlette prometteuse, devient la plus merveilleuse des blondes ­hitchcockiennes. Quand on demande à James Stewart, son partenaire dans Fenêtre sur cour (1954), s’il ne lui est pas pénible de devoir l’embrasser toute la journée durant les prises alors qu’il est jeune marié, il s’étrangle : « Je suis marié, pas mort ! » Dans un portrait de Grace Kelly que publie en octobre 1954 le Saturday Evening Post, Stewart défend la réputation de la jeune femme, qui commence à souffrir de tant de conquêtes : « C’est une dame et elle s’attend à être traitée comme une dame. Elle est à l’heure au travail, elle fait ce qu’on attend d’elle et parce qu’elle le fait sans prendre des allures de pin-up, on pense qu’elle est snob ou qu’elle est un mystère. Mais moi, je vais vous dire : peut-être qu’elle est juste timide. » Sur ce, l’auteur de l’article rapporte que Mme Stewart, qui assistait à l’entretien, a laissé échapper un « ah ! » des plus ironiques. De fait, comme son amie Ava, Grace s’est mise à dos les épouses du cénacle hollywoodien. Sur le tournage du Crime était presque parfait (1954), son aventure avec Ray Milland – marié depuis vingt ans à Muriel, dite « Mal » – sème la panique dans les studios. On pouvait lui pardonner d’avoir sauté sur Clark Gable : c’était un respectable veuf ; mais si la sublime blonde s’attaque aux hommes mariés, personne n’est à l’abri.

L’homme de Londres

L’intensité de la détestation suscitée par Grace est perceptible dans ces confidences livrées au début des années 1990 par Skip, la veuve du réalisateur Henry Hathaway : « Grace Kelly était une femme calculatrice. Elle a failli détruire le mariage de mon amie « Mal » Milland. Elle baisait tout ce qui bougeait. C’est la pire des femmes que j’aie connues. » La starlette Zsa Zsa Gabor, qui n’avait pas froid aux yeux, assure pour sa part : « Grace avait plus d’amants en un mois que je n’en avais en un an. » Exagéré ou fidèle, ce portrait de Grace Kelly en mangeuse d’hommes est abondamment diffusé dans la presse de l’époque. Un article du ­Hollywood Reporter effectue un rapprochement entre le nombre de films qu’elle a tournés et celui de ses liaisons (réelles ou supposées) avec des acteurs célèbres : cinq films, quatre amants : Gary Cooper, Clark Gable, James Stewart et William Holden… deux fois (il est son partenaire dans Une fille de la province et Les Ponts de Toko-Ri, en 1954). Le magazine Rave titre sur cette « louve de luxe » qui brise les cœurs et les couples. À croire que l’ombre tutélaire d’Ava plane sur la vie amoureuse de Grace. Surnommée « le plus bel animal du monde » dans le slogan publicitaire de La Comtesse aux pieds nus (1954), Gardner est réputée prendre les amants qui lui plaisent sans s’embarrasser de leurs liens conjugaux.

Un soir de 1954, Frank Sinatra propose à Grace Kelly un rendez-vous galant mais il arrive fin saoul et passe la soirée à lui parler du grand amour de sa vie, Ava Gardner. Quand il parvient à se montrer à nouveau pressant, sur le tournage de Haute Société (1956), elle le rembarre : même s’il était « le dernier homme sur terre », elle lui fait comprendre qu’elle ne voudrait pas de lui. Question de loyauté envers Ava. Pendant ce temps-là, cette dernière, lasse d’être pourchassée par la presse et les jugements cinglants du petit milieu hollywoodien, s’est installée en Europe où elle possède des appartements à Madrid et à Londres. C’est d’ailleurs dans son pied-à-terre anglais qu’elle présente à Gracie l’homme qui va changer sa vie, le rédacteur en chef du magazine Look, ­Rupert Allan. Inconnu du public, le journaliste sera l’homme-clé du destin de Grace Kelly : au printemps 1955, il l’entraîne au Festival de Cannes où elle rencontre le souverain de la principauté voisine : Rainier III, prince de Monaco… « Du point de vue d’Ava, raconte Lee Server, l’amitié est alors devenue douce-amère. » Malgré son affection pour Grace, elle ne peut s’empêcher de jalouser sa réussite artistique (un Oscar à 24 ans) alors qu’elle méprise sa propre carrière – celle d’un sex-­symbol sans talent, juge-t-elle à tort. Après son divorce avec Sinatra, Ava restera seule, collectionnant les conquêtes sans jamais se remarier alors que Grace a trouvé un prince pour lui ouvrir les portes de son palais et d’une nouvelle vie.

Dom Pérignon et boîte d’aspirine

La noce sur le Rocher offre à la jeune star un moyen d’échapper au carcan de Hollywood, mais il ressemble furieusement à une superproduction. La cérémonie est – littéralement – ­produite par la MGM : le studio offre sa robe à la mariée et filme le tout en 35 mm et en Technicolor. Dans la cathédrale de Monaco, les projecteurs sont si nombreux que les invités (du beau monde : Farouk d’Égypte, Somerset Maugham, l’Aga Khan, Cary Grant…) sont aveuglés. Ava Gardner, escortée par Rupert Allan (Sinatra était invité mais a renoncé à venir, ravagé à l’idée de revoir la femme de sa vie), observe le spectacle avec un brin d’envie, voire de cynisme. « Grace est comme moi : c’est une réaliste, déclarera-t-elle en 1981 à l’occasion du 25e anniversaire du mariage au magazine McCall’s. On prend ce que la vie nous apporte, et au passage, on se sert de ce qu’il y a de bon. Elle s’est pas mal servie : un mari, trois enfants, tout l’argent du monde. Moi je dis : tant mieux pour elle. »

Joseph McKeown

Ava Gardner en avril 1956 au mariage de Grace avec Rainier à Monaco. Crédit : Joseph McKeown/Picture Post/Getty Images.

On est loin de l’image d’Épinal d’une altesse désintéressée et entièrement dévouée à ses bonnes œuvres. Avec la même franchise, Ava se moque volontiers de la monarchie d’opérette sur laquelle règne son amie. Se promenant à Hyde Park avec le journaliste Peter Evans, elle raconte, au soir de sa vie : « Un jour, j’ai parié avec Grace Kelly que le parc était plus grand que sa principauté de Monaco. Je ne savais pas du tout si j’avais raison, mais j’ai misé 20 dollars. Elle a fait vérifier ça par un de ses larbins du palais et c’était vrai ! Le parc est plus grand que toute la principauté de son jules.

– Est-ce qu’elle s’est acquittée de sa dette ?
– Grace était grippe-sou mais elle payait toujours. Elle m’a envoyé 20 dollars avec un magnum de Dom Pérignon de chez Harrods et un mot épinglé sur une grosse boîte d’aspirine en disant que c’était pour la gueule de bois que j’allais me taper ! »

Malgré son décor de carte postale, le Rocher n’inspire à Ava Gardner que l’ennui. Les rencontres entre les deux amies se font plus rares. « Elles restent proches malgré tout, s’échangent les derniers potins sur le milieu du cinéma et se font des confidences sur leurs vies, raconte Lee Server. Ava faisait le voyage pour des occasions spéciales : un bal ou un gala de charité où il fallait une star de cinéma pour rendre l’événement plus attractif. »

Le fouet d’Onassis

Sensible à la jalousie discrète de son aînée, Grace se met alors en tête de lui offrir la vie dont elle rêve en la mariant à son tour à un milliardaire. Mais qui peut rivaliser avec la fortune du prince Rainier ? Elle songe à Aristote Onassis, le fabuleux armateur grec dont le yacht légendaire, la Christina O, mouille dans le port de Monaco. Au début des années 1960, l’amant de Maria Callas se promène sur le Rocher avec des airs de propriétaire : il est le principal actionnaire de la Société des bains de mer, qui possède notamment le casino et l’hôtel de Paris. Sa holding, l’Olympic Maritime, finance en grande partie la politique du souverain et Onassis est un habitué des soirées au palais. En 1965, Ava, qui a divorcé de Sinatra depuis huit ans, est conviée à une soirée intime avec le couple Grimaldi et celui que ses amis appellent « Ari ». Elle l’a déjà croisé bien sûr – il était invité à la noce princière – mais c’est la première fois que, stimulée par sa meilleure amie, elle l’envisage comme un (beau) parti. « Ava avait l’impression que Grace s’ennuyait et avait envie de retrouver les émotions de jadis », poursuit Server, surtout quand elle lui a confié avec excitation que, selon la rumeur, « Ari aimait fouetter ses maîtresses ». Mais si les joues de la princesse rosissent à cette évocation, Ava, pour une fois, reste de marbre. « Onassis était un homme d’âge mûr pas très rigolo, Ava l’a jugé repoussant, assure Lee Server. Elle a soufflé à Grace que même une bonne séance de fouet ne pourrait pas la faire changer d’avis et elle a pris ses jambes à son cou. » Ava, à jamais nostalgique de Sinatra et un peu trop portée sur la bouteille, finit sa vie à Londres, dans une profonde solitude. Elle meurt en 1990, huit ans après l’accident de voiture fatal à la princesse de Monaco. Dans les confidences qu’elle a livrées à Peter Evans, on lit encore ceci : « Elle me connaissait sacrément bien. Elle me manque. Il n’y a pas beaucoup de gens qui me manquent, mais Gracie Grimaldi, oui ! » L’ex-jeune fille de Pennsylvanie plus ardente qu’elle n’en avait l’air, celle qu’Alec Guinness (son partenaire dans Le Cygne) surnomma plus tard « Miss Enigma », était devenue sage sous le poids de la couronne et du protocole princier. Mais, jusqu’au bout, Ava Gardner est restée auprès d’elle comme le mirage de sa vie d’avant : une panthère échappée d’une contrée sauvage et avec laquelle elle partagea quelques frissons, fut-ce par procuration.

Ce « Flashback » est paru dans le numéro 11 de Vanity Fair, paru en mai 2014.

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