Bill Willis, l'esthète de Marrakech

Arrivé un peu par hasard dans la Ville ocre, l'architecte d'intérieur Bill Willis n'en est jamais reparti, attirant autour de lui une jet-set cultivée et jouisseuse dont il a rénové les palais dans un style authentique et grandiose. SIBYLLE GRANDCHAMP fait revivre ces années de fulgurantes créatives.
Bill Willis l'esthète de Marrakech
Archives personnelles Bill Willis

On les a appelées « les années Marrakech ». Une époque bénie qui n’a pas connu les golfs 18 trous, les piscines chauffées sur les toits terrasses des riads et les coups immobiliers. Après Tanger, épicentre de la Beat Generation dans les années 1950, la Ville ocre allait bientôt être révélée au monde grâce à une poignée de jouisseurs fascinés par l’Orient. Ce que confirme Frederick Vreeland (futur ambassadeur des États-Unis au Maroc de 1992 à 1993), marqué par son premier voyage au Maroc à l’automne 1963, accompagné de Jackie Kennedy. Sa grand-mère, Diana Vreeland, n’est alors rien de moins que la rédactrice en chef de Vogue. « Envoyé à Rabat comme Secrétaire d’Ambassade, une de mes premières tâches fut d’accompagner Jackie pendant sa visite à Marrakech où elle était invitée par Hassan II. Le lendemain du dîner au Palais Royal, elle m’a confié comment le roi avait essayé de la séduire », se souvient-il, depuis son appartement à Rome.

L’année 1966 marque le coup d’envoi d’une grande fête planante et fulgurante, quand ce qui n’est alors qu’une poussière sur la carte mondiale s’inscrit dans le nouveau circuit des membres de la jet-set bohème. Cette simple étape aux portes du désert allait devenir leur refuge, leur récréation. Tout est parti de la lune de miel d’un des couples les plus chic du moment, Talitha et Paul Getty, Jr. Fraîchement mariés à Rome, les amoureux invitent l’un de leurs meilleurs amis, un décorateur américain qu’ils ont connu là-bas, à les accompagner à Marrakech pour leur voyage de noces. Le duo débarque dans la ville impériale durant les fêtes de Noël de la même année, flanqué du beau jeune homme de 30 ans. Son nom – Bill Willis – sonne comme celui d’une star. À peine a-t-il posé son sac que l’Américain se sent comme chez lui. Il n’en repartira plus jusqu’à sa mort en janvier 2009.

Courtesy Christine Alaoui

Archives personnelles Bill Willis

Courtesy Christine Alaoui

Archives personnelles Bill Willis

Séduits par ce terrain de jeu magique, ils sont nombreux à édifier leur jardin secret à l’intérieur des remparts de la médina, comme Paul Getty, qui demande à son ami Willis de lui restaurer le magnifique palais de la Zahia (repris ensuite par Alain Delon puis Bernard-Henri Lévy). Ce sera la première œuvre de l’architecte au Maroc. Willis incarne le chic à l’état pur avec son physique à la Montgomery Clift. Même regard charmeur, encadré par des pommettes saillantes, mais avec des yeux verts et une tignasse noire bouclée. « Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi glamour. Bill avait un goût et un style hors norme. C’est dommage que Marianne [Faithfull] soit en voyage, elle aurait aimé vous parler de lui », confie Bill Strongi, un ancien ami de l’architecte, joint par téléphone en Italie. Avec la chanteuse anglaise et une poignée d’autres, cet ancien coiffeur est l’un des rares rescapés de cette joyeuse bande qui n’a pas été emporté par le sida ou les abus de fête, de kif et de cocaïne. Disparu le marchand de tableaux Robert ­Fraser, disparu Joe McPhilipps, directeur de l’école américaine de Tanger ou Preston Scott, le vieux condisciple d’université, disparue la belle Talitha Getty, emportée par une overdose à l’âge de 30 ans, disparu le couturier Yves Saint Laurent, à qui le Maroc doit tant.

« À l’époque, Marrakech est une princesse endormie boudée par les Rabatis et les Casaouis », se rappelle Quito Fierro, le secrétaire général du jardin Majorelle, qui a bien connu Willis. La palmeraie est encore sauvage. Jacqueline Foissac, sa mère, aujourd’hui âgée de 89 ans, fait partie de ces pionnières à y acquérir un terrain pour construire, en 1968. « On n’avait pas d’électricité mais on donnait des soirées incroyables tous les soirs ! » La ville ne compte alors pas plus d’une boîte de nuit et de deux bars où l’on sert de l’alcool. Mais c’est en coulisse, dans les soirées privées, que se déroule la fête. Les plus somptueuses villas s’ouvrent sur des jardins luxuriants domptés par les meilleurs paysagistes, tel Madison Cox, auteur du jardin Majorelle et de celui de la villa Oasis, résidence de Pierre Bergé et de feu Saint Laurent.

#quote###

« Nous avons fait la connaissance de Bill la semaine de notre arrivée, en février 1967, lors d’un dîner chez les Getty », raconte Pierre Bergé qui nous reçoit en juin dans la villa Oasis, l’ancienne résidence du peintre Jacques Majorelle. Il précise : « Ira Belline, une Russe apparentée à Tolstoï, ex-­créatrice de costumes pour Louis Jouvet, et l’artiste Brion Gysin, l’inventeur de la ­Dreamachine [une machine à hallucinations sans drogue], étaient de la partie. » Cinquante ans ont passé mais le souvenir de ce premier séjour est encore vivace. « Au départ, comme tout le monde, nous étions venus pour le soleil », dit-il non sans ironie en se remé­morant la semaine pluvieuse passée avec Yves Saint Laurent à la Mamounia. Dans ses Lettres à Yves (Gallimard, 2010), l’homme d’affaires décrit ce baptême en terre exotique : « Un matin, nous nous sommes réveillés et le soleil était là. Le soleil marocain qui fouille dans les recoins. Les oiseaux chantaient, l’Atlas barrait de neige l’horizon, les odeurs de jasmin montaient dans notre chambre. Ce matin-là, nous ne l’avons ­jamais oublié parce que, d’une certaine manière, il a décidé de notre destin. » Happé par le lieu, le couple n’attend pas pour acquérir sa toute première demeure dans la médina : Dar el-Hanch (la maison du serpent), ex-propriété de Maurice Doan, le beau-frère de Barbara Hutton. « Bill est le premier à avoir eu un “œil” exact sur ce pays. Tous ceux qui sont arrivés après ont marché dans ses pas », déclare d’entrée de jeu Bergé.

Avant de lui confier la restauration de la villa Oasis, le couple avait déjà demandé à Willis de repenser Dar Es Saada, leur deuxième maison de style mauresque, en 1973. Quelques centaines de mètres seulement séparent la villa d’une horde de touristes venus découvrir le jardin Majorelle, le lieu le plus visité de Marrakech. Le couple ­Bergé-Saint Laurent avait acquis ce terrain en 1980 pour empêcher la construction d’un hôtel par un promoteur. Sans ce soleil écrasant, on nous aurait certainement reçu à l’ombre du pavillon extérieur bordé d’une mare, reconnaissable entre tous avec ses contours bleu Majorelle et son toit en tuiles de terracotta émaillées vertes. Lors de la construction de ce magnifique îlot en stuc, on raconte que Willis a dû repêcher son chien des dizaines de fois dans le bassin. Notre hôte nous fait visiter la villa jusqu’à la bibliothèque, avec son abondance de motifs sculptés et peints à la main, ses kilims fabuleux et ses murs tapissés de livres et de tableaux de Charles-Théodore Frère.

« S’il avait eu une tête plus carrée, il aurait pu tenir un showroom ou une boutique, mais ce n’était pas son style. », regrette Pierre Bergé. ll y eut une époque où tous les satellites de la jet-set gravitaient autour de Bill Willis et chacun rêvait que celui-ci appose sa patte sur sa maison. Mais l’autopromotion et la réussite financière n’étaient pas les préoccupations premières de cet oiseau de nuit, qui fonctionne à l’instinct et prend les chantiers au compte-gouttes. Ses journées entre amis sont rythmées par des rituels autour des apéritifs et des dîners. La soirée commence vers 18 heures à la terrasse du Café de Paris – qualifié alors de « Cipriani de Marrakech ». Souvent, l’appel à la prière s’élevant des mosquées, à l’aube, sonne le glas d’une longue nuit festive. « On parle des swinging sixties, une époque où l’on ne se couchait pas, rappelle Pierre Bergé. Je me souviens être rentré un matin vers 3 heures, en laissant mes amis sur une terrasse. Il était convenu que nous nous retrouverions le lendemain vers 14 heures, au même endroit. Quand je suis revenu, ils n’avaient pas bougé. » Au réveil, les fêtards se retrouvent au marché de Guéliz, une institution de style Art déco fréquentée par le Tout-Marrakech pour y faire des emplettes de fruits et de légumes. Du chauffeur de taxi aux plus fortunés, chacun y avait son boucher préféré, il y a même un spot où l’on pouvait se procurer une baguette fraîche, de La Vache qui rit et un verre de vin rouge. Le paradis sur terre, selon la comtesse Henriette von Bohlen, que tout le monde appelait Hetti. Cette Autrichienne très proche de Bill, qui habitait encore à Marrakech l’année dernière, a désormais rejoint son Autriche natale. Au téléphone, elle se lamente, comme beaucoup d’autres là-bas, de la disparition de ce lieu de rendez-vous populaire, rasé voici quelques mois pour faire place à Carré Eden, un centre commercial sans âme.

*DEUX LIONS DE L'ATLAS : Arrivés tous deux en 1966 à Marrakech et morts à moins d'un an d'intervalle, Bill Willis et Yves Saint Laurent étaient très amis et du même signe astrologique. En haut, une lettre ilustrée d'Yves à Bill -*Archives personnelles Bill Willis

Paradis artificiels

On trouve à l’époque, sur place, des paradis artificiels qui « incitent à maintenir les yeux “grands ouverts” ou “grands fermés” sur le monde, selon le regard que chacun veut y porter », reconnaît aujourd’hui le célèbre antiquaire anglais Christopher Gibbs, un pilier de la bande de Bill Willis. Mais si les substances ont le pouvoir d’exacerber les passions, c’est surtout l’aura romanesque de la ville qui les rend tous accros. « Marrakech nous attirait par sa beauté mystérieuse », confirme Bill Strongi, évoquant les couchers de soleil incandescents sur les remparts et les odeurs mêlées de cuir, de fleurs d’oranger et de thé à la menthe dans la médina. Fasciné par l’art islamique et le style hispano-mauresque, Bill s’attelle dès son arrivée à la valorisation du patrimoine ­artisanal du Maroc à travers son propre vocabulaire moderne. Le quotidien de cet esthète extraverti et pétillant s’apparente à un happening, une œuvre d’art en train de se faire. Alors qu’aux États-Unis la communauté noire, les femmes et les homosexuels luttent pour leurs droits, cet hédoniste vit en zone libre, loin des sujets d’actualité dominants de l’époque post-1968, sur une planète détachée de toute réalité. Au dire de tous, c’était un homme très fin, drôle et brillant en société. Mais s’il raffole de la compagnie de gens fortunés, l’homme se désintéresse de l’argent au point de n’en avoir jamais sur lui. Il ne possédait même pas de carte bancaire, selon Christine Alaoui, une de ses plus jeunes amies rencontrée plus tard, dans les années 1980. « Je me souviens d’un voyage à New York où il n’avait que du liquide en poche. Un jour, il a oublié ses papiers dans un taxi et est revenu en disant : “C’était une voiture jaune avec un chauffeur pakistanais !” » L’Américain était devenu tellement marocain qu’il ne reconnaissait plus son pays.

Il faut dire que ce libertin est bien entouré dans son pays d’accueil. « Il avait des amis extraordinaires, à commencer par les Marocains, bienveillants à son égard, jusqu’à la fin », confirme son ami Gibbs. Parmi eux, Larbi et Hicham, des fidèles, l’acceptent pour ce qu’il est, malgré ses exigences. Bien que courtois et généreux, Willis a un gros défaut : il aime que les gens soient à son service, pour ne pas dire ses ­esclaves. Son entourage explique cette attitude par ses origines sudistes. Comme le dénote son accent, il vient du Tennessee, État réputé pour sa production de whisky mais aussi pour son passé ségrégationniste. Gibbs se souvient avoir été interloqué quand, après lui avoir demandé un jour ce qui l’a le plus marqué à New York dans les années 1960, Bill lui répond : « Qu’une femme blanche me serve dans un café. »

L'architecte vivait entouré d'une bande d'amis écrivains, aristos et jet-setters. À sa mort, une de ses amies a hérité de son album de photos personnelles, images publiées ici. William Burroughs (avec le chapeau, bien sûr).

Avec Joe McPhilipps, directeur de l’école américaine de Tanger (mort en juin 2007), personnage haut en couleur lui aussi originaire du Sud, ils font la paire. Ils partagent un goût immodéré pour la boisson et les garçons, ce qui donne lieu à des discussions divertissantes, selon Gibbs. Chaque année, Joe organise une pièce de théâtre avec ses élèves et une fête de remise de diplômes où il invite des personnalités. Venu s’exprimer sur le thème de la beauté, Bill Willis marque l’audience. Gibbs s’en souvient encore : « Le public a vu débarquer ce type au style flamboyant, en boots vertes, knickerbockers turquoise et chemise marocaine brodée d’argent. »

« Establishment » et LSD

C’était un « mangeur d’absolu », un baratineur qui savait séduire son monde. D’ailleurs, il valait mieux ne pas prendre tout ce qu’il disait au pied de la lettre, témoigne, taquin, le parfumeur Serge Lutens, qui vit toujours à Marra­kech. « Un jour, il pouvait vous dire : “Chéri, regarde, c’est un Renaissance !” en vous montrant un fauteuil époque Viollet-le-Duc ! Ses phrases commençaient toujours par un “chéri(e)” [prononcer « ché-wi » sur un ton appuyé]. Et, selon l’intonation qu’il lui donnait, cela pouvait vouloir dire : “C’est éblouissant !” (avec emphase), comme traduire un : “Tu n’y comprends rien !” » Les clients de Willis étaient des aristocrates et des membres de l’establishment – les Rothschild, le baron et la baronne Gillion Crowet (de riches collectionneurs belges), les Agnelli – ou des vedettes – l’écrivain culinaire Robert Carrier et son partenaire, l’écrivain voyageur ­Christopher Kininmonth. Certains, comme Yves Saint Laurent et Christopher Gibbs, faisaient partie de son cercle d’intimes, qui comptait aussi l’écrivain William S. Burroughs, Adolfo de Velasco, alors ­antiquaire à la Mamounia, ou le très smart Frederick Vreeland.

Avec Cecil Beaton (debout, au centre), Ira Belline et Anita Pallenberg (assise).

La belle vie a commencé lors d’un premier voyage en France, en 1954. Il y rencontre à Cannes la milliardaire Florence Gould, grande amatrice d’art. En 1965, il part s’installer à Rome pour ouvrir une boutique d’antiquités, idéalement située au-dessus de la place d’­Espagne. Ses goûts éclectiques et originaux attirent une belle brochette de personnalités fortunées : les artistes Mario Schifano et Cy Twombly, l’actrice Anita Pallenberg, Paul Getty et sa femme d’alors, Gail Harris, qu’il allait bientôt quitter pour Talitha. C’est à ce moment-là qu’il signe la décoration de la maison de Gore Vidal à Ravello et qu’il étoffe un joli carnet d’adresses. Dans le même temps, l’effervescence de Londres attire ce tempérament fougueux comme un aimant. Il finit par s’y installer quelques mois. « Bill abusait de LSD et de toutes sortes de drogues. Il était sans le sou et nous, les amis, l’aidions à trouver du travail, raconte Christopher Gibbs. Un jour, il m’a demandé : “Où vais-je maintenant ?” Après New York, Munich, Athènes, Londres et Rome, Tanger pouvait être la solution. »

Bill n’y est pas resté plus d’un hiver, aussitôt enlevé par Paul et ­Talitha, en chemin pour Marrakech. Tous ses amis encore vivants en sont convaincus : le beau gosse de Memphis n’aurait jamais pu vivre ailleurs. Jusque-là, son parcours avait été confus. On connaît peu de choses sur son enfance sinon qu’elle n’a pas été heureuse. Ses deux parents, alcooliques, sont morts quand ce fils unique était encore adolescent. Il vécut ensuite chez une tante avec qui il entretenait des rapports difficiles. Des blessures au sujet desquelles il est toujours resté discret. Après un passage dans l’armée de l’air américaine et des incursions à l’université Columbia ou à l’école de théâtre Stella Adler à New York, son exil en Europe donne un second souffle à sa vie. « Comme Truman Capote à l’époque ou James Lord, il faisait partie de ces jeunes artistes expatriés américains mal à l’aise avec leur homosexualité au cœur d’un environnement social conservateur et étroit d’esprit où ils vivaient », analyse Quito.

Attablés dans le jardin de la villa Oasis avec, entre autres, Fernando Sanchez, Loulou de la Falaise, Jacqueline Foissac et Yves Saint Laurent.

Depuis cette époque, Bill « détestait l’esprit petit-bourgeois bourré d’idées préconçues », raconte Strongi. Son imagination débridée et son audace apportaient à l’artisanat marocain une immense palette de possibilités décoratives encore inexplorées. Curieux, Bill redécouvrait des savoir-faire ancestraux. Outre l’invention de motifs décoratifs nouveaux, il avait mis au point une variété étonnante de tonalités de zelliges ou remis au goût du jour le tataoui (une technique de tissage d’osier). Chérif, un chef de chantier qui a travaillé avec lui, était resté bouche bée le jour où il l’avait vu incruster des zelliges dans un « tapis de sol » en briquettes. Bill osait les mélanges, ce qui n’était pas forcément conforme à la tradition. « C’est un grand savant. Il me disait : “Chérif, va visiter la mosquée de la Koutoubia pour voir ce que tes grands-­parents ont fait avec leurs yeux.” J’y suis allé. Et j’ai découvert la perspective. » Avant lui, personne n’avait posé de tadelakt – un matériau réservé aux hammams – dans une chambre ou sur une cheminée. Ces dernières étaient sa spécialité. Il en a réalisé des centaines, ­disséminées dans les plus beaux intérieurs marocains. À chaque fois, Bill parvenait à innover et à surprendre, tout en s’inspirant ici d’une maison berbère typique, là d’un détail de décoration orientaliste pouvant remonter au XVe siècle, comme pour le motif élaboré des carreaux de faïence au sol du salon principal de Dar Zuylen, chez les Rothschild. Comme il ne répliquait pas ses dessins, ses clients étaient assurés de posséder une pièce unique. Même la baronne ­Marie-Hélène de ­Rothschild, qui avait souhaité reproduire chez elle la cheminée que s’était construite Bill Willis chez lui, à Dar Noujoum, avait essuyé un refus.

Une vie de grand seigneur

Qu’il imagine des salons exotiques, des bibliothèques monacales ou des chambres intimistes, le décorateur conservera les bases de constructions vernaculaires sans jamais créer de rupture avec l’art de vivre du Maroc. Il n’était pas le seul : l’autodidacte Jacqueline Foissac avait elle aussi démontré son enthousiasme pour l’artisanat marocain, tout comme les architectes Elie Moyer ou Stuart Church, auteurs de réalisations somptueuses. Mais à la différence de tous les autres, Willis avait réussi à créer une scène autour de lui à Marrakech. Son style était réservé à une élite. « Plus le client était cultivé et exigeant, plus le décorateur aimait travailler pour lui », raconte Marian McEvoy, ex-rédactrice en chef d’Elle Decor, l’une des rares journalistes à l’avoir interviewé pour l’unique livre de photographies jamais paru sur son travail, dirigé par Pierre Bergé et Madison Cox, aux éditions Majorelle en 2011. L’homme de Memphis opérait avec son art comme dans la vie. Outre son talent, c’est sa personnalité magnétique et flamboyante qui transparaissait dans son œuvre. « Ma mère n’a jamais voulu se comparer à lui. Il ne savait pas faire de choses simples. Ses espaces étaient grandioses et son sens des proportions fascinait », reconnaît Quito. Sa vision à grande échelle lui permettait de transcender les espaces en créant de nouvelles perspectives et en faisant intervenir la lumière à travers des coupoles créées de toutes pièces, tout en respectant l’âme du lieu et son histoire. Il était parvenu à doubler les volumes de la maison de campagne de Christopher Gibbs, située dans la vallée de l’Ourika, au pied de l’­Atlas, sans ôter une once de son charme rustique.

À Casablanca, en 1967, avec Adolfo de Velasco.

Ses intérieurs avaient le faste des décors d’opéra mais démontraient une esthétique nette, simplifiée, sans excès. C’est pourquoi il était si complice avec Yves Saint Laurent. Marrakech avait servi de révélateur à ces deux Lions – ils étaient du même signe astrologique – très liés en amitié, qui sont morts à moins de huit mois d’intervalle. Saint Laurent, qui prétendait que tout avait commencé par un trait d’épure noir, avait découvert la couleur dans ce désert. Désormais, il la décomposait pour réinventer des accords inédits : ici de l’orange et du rose portés avec une ceinture jaune, là un violine subtil raccordé à un bleu lavande. L’un dans la mode, l’autre dans la décoration, ces deux grands instinctifs avaient poussé si loin l’interprétation de leur art qu’ils étaient parvenus à une forme d’abstraction, d’épure.

Cela n’empêchait pas ces ambassadeurs d’une esthétique impeccable de déployer un art de vivre débridé et libertin. Un style opposé à celui des hippies qui avaient choisi Katmandou comme terre d’asile à la même époque. Quand Bill et sa clique d’oisifs insouciants ne festoient pas chez Mohamed Zkhiri, à Dar Yacout, ou chez Giancarlo, à La Trattoria (les deux restaurants alors incontournables, décorés par l’Américain), ils s’attablent dans de belles demeures. Le Maroc est déjà « le plus proche des pays lointains », selon les accroches publi­citaires du ministère du tourisme aujourd’hui. Comme le pays a conservé un lien fort avec l’Europe après l’indépendance, on y parle aussi bien le français, l’anglais, l’italien que l’allemand. Des altesses royales du monde entier sont accueillies au sein du nouveau royaume et les dîners, arrosés des meilleurs champagnes et vins, démontrent un raffinement et une élégance extrêmes. « Il fallait s’habiller parce qu’il y avait toujours une réception très chic quelque part », se souvient Hetti. Du multimillionnaire à la rock star, tous se procurent les sublimes caftans de la très chic créatrice Tamy Tazi ou s’échangent l’adresse du meilleur tailleur de la médina, du nom de Boujma, pour commander des vestes et des chemises brodées.

Figure tutélaire, la comtesse Charles de Breteuil est, selon Pierre Bergé et nombre d’expatriés à Marrakech, « un pilier autour duquel toute la communauté tournait ». Elle habite la villa Taylor, sans conteste la plus somptueuse demeure de Marrakech, avec ses anciens portraits de famille aux murs et un mobilier entièrement réalisé sur mesure. Fusion entre architecture berbère, artisanat arabe et décoration américaine des années 1920 et 1930, cette splendeur datant d’avant-guerre n’était pas l’œuvre de Bill Willis. Celle que l’on surnommait « Boul » s’était installée ici avec son mari après la guerre mais vivait seule dans les années 1970. On la décrit comme une brindille blonde à la personnalité extraordinaire qui recevait comme personne. « Seule une taille filiforme aurait pu porter de façon aussi élégante ces petits tailleurs blancs signés Catherine Marlet », témoigne Serge Lutens. Décrite par tous comme un modèle de gentillesse, elle organisait des dîners au service parfait, avec des majordomes en livrée selon une étiquette très française. Seulement, comme elle n’avait plus d’argent, elle avait inventé le système de paying guest, auxquels participaient Bill et ses amis, tout comme les clients de la Mamounia ou d’Es Saadi, le palace tenu par la famille Bauchet-Bouhlal. Tous les visiteurs de passage savaient qu’il fallait descendre chez Boul pour y rencontrer la crème de Marrakech, de sorte que la terre entière s’est réunie autour de cette table de la villa Taylor : Charlie Chaplin, Winston Churchill, le comte de Paris, John F. Kennedy, l’Aga Khan, Rita Hayworth, Bianca et Mick Jagger...

Paul et Talitha Getty, les amis qui lui ont fait découvrir Marrakech en 1966.

S’il convenait d’être ponctuel chez la comtesse de Breteuil, chez Bill, au contraire, on ne dînait pas avant 22 heures. Le service n’y était pas moins impeccable. Nappe blanche et couverts en argent de rigueur. Il y avait cette tradition de passer chez lui aussi le 25 décembre au soir pour boire un lait de poule, une concoction à base de bourbon et de jaunes d’œufs mélangés à du petit-lait et de la noix de muscade. « Il y en avait des litres et des litres », se souvient Christine Alaoui. Malgré son amour de la culture marocaine, l’Américain avait enseigné à sa cuisinière Habiba des recettes occidentales, comme la soupe de maïs (typique de chez lui), les soufflés au fromage (il adorait le cheddar) ou les moelleux au chocolat. Adolfo de Velasco, lui aussi, recevait en grand seigneur. Il n’était pas antiquaire pour rien. Comme il avait l’esprit déco, il accrochait des bois de cerf et des bougies dans son jardin, qui n’était autre que le jardin Majorelle, puisqu’il louait la champignonnière du parc. Grâce à la boutique qu’il tenait à la Mamounia, il y débauchait du beau monde et invitait des majestés et des altesses royales à rejoindre ses fêtes somptueuses.

« J’ai connu le monde entier grâce à Marrakech », se remémore Hetti par téléphone. Aimée de tous, celle qui possédait une salle à manger pouvant recevoir quarante personnes fut certainement la meilleure amie de notre homme du Tennessee. Hetti formait un couple étrange avec le baron Arndt von Bohlen und Halbach (« le dernier Krupp »), homo affiché, fou de chirurgie esthétique et tellement délirant que son personnage a inspiré Luchino Visconti pour Les Damnés (sorti en 1969). Tous deux s’étaient installés au Maroc peu après leur mariage, un jour de Saint-Valentin (la même année que la sortie du film).

Comme dans le film, il se dégageait de cette période une impression de décadence. « À Marrakech, on riait parce que l’on savait que c’était la fin, analyse Serge Lutens. Ailleurs, c’était foutu, alors qu’ici, on reculait l’échéance de trente ans. Il fallait en profiter. » C’était peut-être ce goût de fin d’un monde, cette sorte de lucidité consciente, qui les réunissait tous. Ici, on pouvait encore vivre à la folie. Combien de temps ont duré « les années Marrakech » ? La réponse ne se trouve dans aucun livre d’histoire. De cette époque dorée, Christine Alaoui n’a connu que la fin, justement. Mais elle en a récupéré deux objets symboliques. Le premier est l’immense table de salle à manger en bois de Boul, qui lui est parvenue lors de la vente d’objets de la villa Taylor à la mort de la comtesse, par exécution testamentaire. L’autre objet est l’album photo personnel de Bill Willis. « Bill avait décidé qu’à sa mort il distribuerait ses biens à ses nombreux amis », explique cette femme charmante, nostalgique de l’époque. Un jour, intrigué par ses photos de mariage (marocain) où elle porte les différentes parures de cérémonie, le décorateur lui avait demandé de lui en donner quelques-unes. « C’est sûrement grâce à ces clichés que j’ai reçu cet album. Bill savait que j’étais attachée aux souvenirs. » Christine a disposé une cinquantaine de photos sur la fameuse table de sa salle à manger avant notre arrivée. Elle habite une sublime maison des années 1930 de la palmeraie du nom de Bled Roknine (œuvre de l’architecte Paul Sinoir) qui a souvent été photographiée dans les campagnes Saint Laurent.

Toute la clique est là, étalée sur la table. Sur un Polaroid, Bill, ­Fernando Sanchez et sa bande sont déguisés avec des pantalons berbères, des vestes brodées de perles, des turbans chinés au souk ; là, des images les montrent faisant les pitres avec ses amis Rod Carry et Christopher ­Wanklyn ou lors d’une soirée « chapeau » pour l’anniversaire de la comtesse de Douville-Maillefeu. Sur un cliché, ils sont alanguis, lors d’un pique-nique à la campagne, avec Saint Laurent et Loulou de la Falaise, ou réunis pour un dîner de Saint-Sylvestre à la villa Taylor : le dernier réveillon de Boul avant sa mort. Sur un autre, on aperçoit Willis jeune, sur une gondole à Venise, à côté de l’unique photo de sa mère en sa possession, datant de 1928.

De gauche à droite : Aziz et Christine Alaoui, Bill Willis, Leila Alaoui et Edward Gabriel, ambassadeur des États-Unis au Maroc, en 1997.

Le décorateur n’a jamais travaillé sous la pression de la montre, prétextant que prendre son temps était l’essence d’un travail artisanal à échelle humaine. Mais avec les années, il n’est plus fiable. Les projets traînent en longueur et les clients doivent se doter d’un bon chef de chantier. Tout repose sur son acolyte Slimane. « L’heure pouvait tourner, il avait toujours un dernier verre à terminer. Les clients attendaient, c’était un cycle sans fin », se souvient Strongi. « Pour parler crûment, Bill était alcoolique et allergique à la discipline. Il faisait exactement ce qu’il voulait », témoigne Christopher Gibbs. Un jour, il a même raccroché au nez de Marie-Hélène de Rothschild qui s’était déplacée à Marrakech pour observer l’avancée des travaux de sa maison. Le rendez-vous était convenu à 10 heures. Vers midi, la baronne appelle Bill chez lui, il est encore au lit. « On est au Maroc ici », aurait-il assené avant de raccrocher.

Dernier RÊVE AMéRICAIN

Les huit dernières années de sa vie, Bill ne quitte plus son repaire de la médina, Dar Noujoum, dans le quartier de Sidi bel-Abbès, considéré comme le plus spirituel de la ville. C’est Pierre Bergé, par l’intermédiaire d’un antiquaire, qui lui avait dégoté ce nid, l’aile d’un ancien ­palais royal qui abritait auparavant un harem. L’esthète l’avait transformé de façon spectaculaire, en l’élevant sur trois niveaux et en ouvrant partout des baies et des fenêtres. La plus grande partie de l’édifice avait été rachetée, du vivant de Bill, par la famille Guerrand-Hermès, mais le propriétaire, marocain, n’a jamais voulu vendre cette portion que l’esthète a louée pendant vingt-cinq ans.

Bill Willis (chemise rouge) avec sa cuisinière, Bouchaib Afifi et l'artiste Brion Gysin (en blanc) en 1967.

Il y a huit mois, pourtant, Dar Noujoum a été vendue à un Britannique. Elle était restée inhabitée depuis la mort de l’Américain, en 2009. Pour l’atteindre, il a fallu s’enfoncer au cœur des ruelles labyrinthiques et se frayer un chemin parmi les scooters et les charrettes à bras chargées de pyramides d’amandes, de sacs de fèves ou de bananes. Un escalier raide mène à la pièce principale, d’où la vue donne, étrangement, sur un cimetière, de l’autre côté de la rue. Les plus grands saints sont enterrés ici. Au deuxième étage, dans l’ancien pigeonnier que l’architecte avait transformé en bureau, des piles de briques s’entassent dans la poussière, avec des plans de coupes, des dessins de balustrades en bois ou de moucharabiehs. Dans un coin de l’ancienne chambre d’amis, un carton renferme des lettres personnelles et des cartes postales de palais stambouliotes, des vues de la mosquée de Tlemcen ou de la cathédrale de Ravello. Il ne reste plus grand-chose de sa magnificence mais la demeure ­recèle encore quelques secrets du passé. L’ancienne chambre de Bill est toujours gardée par deux portes magistrales en bois de cèdre sculpté, tandis que dans le salon s’élève, au plafond, une coupole majestueuse en bois peint.

Après une mauvaise chute, de crainte de tomber à nouveau, Willis s’était construit une barrière autour du salon. Lui qui avait l’habitude de recevoir perché sur une chaise espagnole, tel un roi, ne quittait plus sa chambre tant il était diminué. Son cendrier en cristal et son verre de Jack Daniel’s à portée de main, et une machine à glaçons discrètement posée dans le coin de la pièce. Sa chambre est tapissée d’affiches de stars de Wimbledon et de la Callas, son idole. La diva ­occupe l’espace sonore de la maison. Quand il n’écoute pas de l’opéra à tue-tête, la télévision est allumée, branchée sur un match de tennis. Jusqu’au dernier jour, ses amis venaient y passer un moment, à ses côtés. Au dire de tous, l’ambiance n’en était pas moins gaie qu’auparavant dans cette belle maison aux allures de loft new-yorkais. « On ne peut pas dire qu’il vivait reclus à la fin de sa vie. Il y avait toujours du monde chez lui. J’ai fait plusieurs allers-retours à Marrakech avec ses provisions préférées : du cheddar et du bourbon », raconte Kathy Krigger, une Américaine de Casablanca.

Bill Willis (en vert) à La Trattoria avec la comtesse Henriette von Bohlen, Joe McPhilips (à gauche) et Aziz Aloui (à droite).

Six ans avant sa mort, malgré son état dégradé, Bill accepte de réaliser un dernier projet pour cette nouvelle cliente. Après une carrière de diplomate pour l’ambassade américaine, cette brune à forte personnalité a eu un jour le fantasme extravagant de recréer le décor du film Casablanca. Une invention de toutes pièces, puisque le tournage s’est entièrement déroulé en studio à Hollywood. Willis s’attelle à métamorphoser cette maison traditionnelle au cœur de la médina en un lieu de culte imaginaire, comme dans le film. Le Rick’s Café voit le jour le 15 avril 2004. Comme Majorelle à Marrakech, ce spacieux bar-restaurant, qui s’étire élégamment tout en hauteur, tel une église, est devenu un passage obligé des guides touristiques à Casablanca. Adepte de films en noir et blanc, Bill Willis a-t-il revisité inconsciemment un souvenir cinématographique de son enfance ? « Toutes ses réalisations sont très riches et très colorées, sauf celle-là », fait remarquer Bill Strongi. Lui qui avait érigé tant de paradis intérieurs par le truchement de son imagination avait, pour une fois, transformé une pure fiction en réalité. Ce fut son dernier rêve américain.

Les images de l'oeuvre marocaine de Bill Willis sont à découvrir ici.

Article paru dans le numéro 14 de Vanity Fair France (août 2014).

> Abonnez-vous à l’édition numérique (possibilité d’obtenir le numéro en cours immédiatement)
> Abonnez-vous / achetez depuis Google Play
> Abonnez-vous / achetez depuis iTunes